Ne pas confondre
inclusion sociale et employabilité
(En réponse à l’article de Jean-François Guillet de la Voix de l’Est «Il faut arrêter d’utiliser les personnes déficientes intellectuelles comme des esclaves».)
Cela fera quarante ans l’an prochain que j’ai le privilège de côtoyer étroitement des personnes vivant avec diverses limitations fonctionnelles. À l’origine, c’était le projet de mes parents qui ont fait le choix d’accueillir cinq personnes vivant avec une déficience intellectuelle dans notre maison familiale. En continuité de ce projet d’immersion, le choix m’appartient de consacrer ma vie professionnelle aux services des communautés les plus vulnérables de notre société.
Dans mes premières années de cohabitation, je me souviens des propos blessants et méprisants que nous recevions ainsi que des cocktails d’œufs et tomates lancés sur la maison comme seul motif que nous ayons ouvert notre porte à des personnes dont les limitations étaient simplement plus apparentes que les nôtres.
Heureusement, en 2024 la situation a évolué. À tel point que ces mêmes personnes hébergées dans nos maisons Monchénou sont maintenant accueillies dans nos entreprises-partenaires qui manifestent ouvertement leur implication sociale et leur intention affirmée de contribuer à l’inclusion sociale des personnes vivant avec des limitations fonctionnelles et des incapacités d’accéder à l’emploi.
L’intervention médiatique du 27 mai de la Société québécoise de la déficience intellectuelle (SQDI) et de trois organismes qui y sont affiliés, dont deux sont représentés au conseil d’administration de la SQDI, qui suggèrent que des entreprises puissent utiliser des personnes vivant avec une déficience intellectuelle comme des esclaves, me préoccupe grandement.
Je suis évidemment pleinement solidaire de l’embauche inclusive de personnes en situation de handicap. Je suis d’avis également qu’il est nécessaire d’assurer une vigilance continue afin de prévenir des situations à risque d’abus lorsqu’une personne démontre de véritables aptitudes à son employabilité et qu’elle n’obtient pas la rémunération qui lui est due en regard du travail qu’elle effectue au même titre que les autres employés exerçant les mêmes tâches.
Ceci dit, si l’on calque l’accès à l’emploi à celui de l’obtention d’un permis de conduire, il y a de nombreuses adaptations possibles à faire sur un véhicule afin de permettre à une personne en situation de handicap d’exprimer son autonomie. Toutefois, celle-ci doit tout de même démontrer des aptitudes et une compréhension des règles qui lui assurent sa sécurité et celles des autres personnes présentent sur la route. La conduite automobile n’est pas un droit mais un privilège, tout comme l’emploi qui a ses propres exigences.
Nous pouvons assurément nous féliciter au Québec pour les ressources et les efforts déployés par nos gouvernements, les organismes d’employabilité, les centres de services scolaires, les entreprises adaptées, les organismes de réinsertion sociale, les CJE, etc. afin de d’organiser des programmes innovants d’intégration à l’emploi des personnes en situation de handicap.
En faisant la promotion de leur mission d’embauche inclusive tout en accusant d’exploitation les entreprises-partenaires, la SQDI et les trois organismes sont à risque de porter de graves préjudices à ces 3300 personnes disqualifiées d’un emploi et qui s’épanouissent actuellement dans leur engagement. Leur démarche m’apparait plus que maladroite.
En contrepartie, je tiens à témoigner toute ma reconnaissance et mon admiration pour les dirigeants d’entreprises qui accueillent à chaque jour ces milliers de personnes en sachant la sensibilisation qui doit être faite auprès de leurs employés ainsi que de leurs clients.
Sans parler de la bienveillance et de la générosité offerte lorsqu’il est nécessaire de repasser derrière certaines tâches incomplètes ou non-conformes.
Confusion entre inclusion sociale et employabilité
Revendiquer un salaire pour des personnes reconnues inaptes à l’emploi revient à faire fi du lien d’emploi qui engage une reddition de la performance de l’individu tout en cherchant à placer des personnes vulnérables sous un état de stress, dans une position d’échec annoncée.
De plus, lorsque l’on questionne ces mêmes personnes inaptes à l’emploi, elles reconnaissent leurs propres besoins d’être accompagnées et soutenues quotidiennement afin d’assurer leur sécurité physique et psychologique. Elles expriment leur gratitude pour le soutien qu’elles reçoivent et qui leur permet de se réaliser et de s’accomplir et ce, dans le respect de leurs limites.
Lorsque l’on prétend agir pour la défense des droits des individus, en particulier ceux qui sont plus vulnérables, cela ne peut se faire qu’en passant par une compréhension juste de leurs besoins.
Ainsi, en s’efforçant d’approfondir notre compréhension des besoins réels des milliers de personnes incapables de se qualifier pour l’emploi au Québec, nous cesserons d’y voir chez nos entreprises-partenaires des apparences d’injustices et d’abus envers des personnes qui sont véritablement reconnaissantes et comblées par la réponse offerte à leurs besoins.
Pour ma part, la véritable injustice selon moi est de contraindre des personnes épanouies à quitter leur stage après une durée prédéfinie en leur signifiant qu’elles n’ont pas démontré suffisamment de progression et que, pour la suite de leur vie active, elles devront se satisfaire d’activités de loisirs et occupationnelles qui n’ont pas toujours de sens pour elles.
Tout repose sur l’intention de chaque partie concernée
Ce qui me perturbe le plus des propos sans nuance et accusateurs cités dans l’article, c’est l’intention qui est prêtée aux entreprises. En effet, il est essentiel de comprendre que dans un contexte de stage, il n’y a aucune attente de productivité et de rendement. C’est d’ailleurs ce qui permet de détacher la notion de compensation financière du projet.
De plus, en ce qui a trait aux personnes intégrées dans ces entreprises, il est clair que leur engagement et leur motivation ne reposent pas sur des attentes financières. Si c’était le cas, il va de soi que leur présence loyale et positive ne pourrait durer dans le temps.
Enfin, compte tenu de toutes les ressources disponibles qui entourent les personnes vivant avec des limitations fonctionnelles, il est important de comprendre aujourd’hui que si un individu démontre un potentiel significatif pour les prérequis de l’employabilité, il sera rapidement repéré et orienté par ses intervenants ou ses parents vers la bonne ressource et le bon programme.
Mais qu’en est-il des dizaines de milliers d’autres personnes?
Après avoir mis en place divers programmes d’employabilité, notre mission comme société est désormais de permettre à davantage de personnes ayant des incapacités persistantes à l’emploi de pouvoir avoir accès aux mêmes bénéfices que procure un emploi, mais sans leur imposer les enjeux de performance et d’autonomie liés directement à la rémunération et au stress qui l’accompagne.
Pour ceux et celles qui persistent à militer pour le « droit » des personnes concernées d’avoir un salaire pour leur présence en stage continue, il importe de savoir que la grande majorité d’entre elles ont également une inaptitude reconnue pour la gestion de leurs biens considérant qu’ils n’ont aucune, sinon une faible compréhension liée à l’argent.
Cette réalité s’ajoute à l’évidence que les besoins ne sont pas liés à une quelconque rémunération, mais plutôt à celui de se sentir utile, de bénéficier d’une structure de vie stable et prévisible, d’une affiliation sociale significative et positive et d’une reconnaissance qui contribue au développement de l’estime de soi amenant l’individu à faire de meilleurs choix de vie.
Continuum de services à développer
Durant la période de la scolarisation, il y a de nombreux enfants à qui l’on reconnait la nécessité d’un cheminement particulier, adapté à leur situation de vie et pendant laquelle des ressources spécialisées les accompagnent de près au quotidien afin de leur assurer une réussite éducative et le développement de compétences et d’habiletés sociales.
Ensuite, pour de nombreux jeunes, la transition réussie vers l’âge adulte implique la mise en place d’un continuum de services tout au long de leur vie active correspondant à la présence des mêmes besoins actualisés. De ce fait, suggérer que le Ministère de la santé et des services sociaux manque à ses responsabilités reflète également un manque de compréhension sur l’intention et les efforts déployés envers ces personnes qui aspirent à une vie significative et active malgré leur inaptitude à l’emploi.
EMPLOI VS TRAVAIL
La situation présente soulève à nouveau le constat que nous avons encore des changements importants à apporter à certains grands paradigmes sociaux de notre société qui contribuent à restreindre l’épanouissement et la qualité de vie des personnes en situation de handicap.
Tant que l’on n’appliquera pas une distinction claire entre la réalité de l’emploi et le fait de permettre à une personne d’accomplir des tâches à son rythme et dans le respect de ses limites, sans référence à une rétribution financière, nous privons des milliers de personnes de s’intégrer à des projets collectifs et de bénéficier du sentiment d’accomplissement et de la valorisation auxquels toute personne est en droit d’aspirer.
Cette distinction s’impose désormais si l’on veut éliminer certaines perceptions sensibles entretenues par une mauvaise compréhension des besoins humains fondamentaux. Cette nouvelle approche nécessaire concourt à offrir aux personnes vivant en situation de handicap de pouvoir s’approprier un nouveau rôle de travailleur, de contribuable, de collègue et délaisser, le temps de leur engagement, leur identification à leur diagnostic, à leur statut d’usager ou de malade.
Tant que ce changement ne sera pas complètement effectué pour favoriser la contribution de toutes ces personnes à des projets utiles à la société, nous devons reconnaitre collectivement que nous privons toutes ces personnes d’être enfin reconnues pour leurs capacités plutôt que leurs incapacités et nous les contraignons à l’inactivité ou à des activités occupationnelles.
En terminant, à mes yeux, le véritable droit humain est celui d’avoir accès à une réponse adaptée à ses besoins. À quelques jours de la Semaine québécoise des personnes handicapées 2024, il importe de rappeler que pour améliorer la qualité de vie de nos personnes les plus vulnérables, nous devons tous collaborer ensemble et, comme le propose cet événement annuel, devenir des acteurs du changement!
David Caron, directeur général du Groupe Probex